Qu’ont en commun la pâte à crêpes et le sang des patients hospitalisés? Pour l’un comme pour l’autre, il est d’usage de bien les diluer pour éviter des grumeaux — ou des caillots sanguins. Le Dr Grégoire Le Gal, médecin et scientifique principal à L’Hôpital d’Ottawa, et crêpier de renom dans sa ville natale, cherche certes à savoir si l’administration d’anticoagulants à tous ces patients est aussi efficace que ce que l’on croyait. Cela dit, il ne remet pas en question le paradigme actuel entourant les crêpes.
Les travaux cliniques menés par le Dr Le Gal, interniste général de formation travaillant en hématologie, le conduisent quasiment partout dans l’hôpital – il traite les patients là où ils se trouvent. Comme il le dit si bien « rien ne nous arrête ».
Lisez la suite pour savoir comment le Dr Le Gal s’est retrouvé à L’Hôpital d’Ottawa et découvrir l’innovation pratique qui lui a valu le Prix Dr Michel-Chrétien du chercheur de l’année 2024.
Q: Parlez-nous un peu de votre enfance.
R : Je suis né et j’ai grandi en France, plus précisément en Bretagne. Mes parents parlaient alors le breton, et c’est la langue dans laquelle ils rêvent. C’est une culture complètement différente : un folklore différent, des danses différentes, une alimentation différente. Nous avons inventé les galettes et les crêpes! Mes origines bretonnes se retrouvent un peu dans mon expérience canadienne, en raison du bilinguisme et de la cohabitation culturelle.
J’étais plutôt bon élève et je faisais du sport, notamment du basketball.
Q: Que vouliez-vous devenir en grandissant?
R : Je pense que je voulais enseigner, tout comme mes parents. Je jouais aussi du hautbois, presque à un niveau professionnel. À la fin de ma 12e année, j’ai étudié la médecine et la musique, et mon professeur de hautbois m’a dit : « Tu peux devenir médecin ou musicien professionnel : à toi de décider! »
Q: Qu’est-ce qui vous a poussé au début à choisir la médecine et à délaisser le hautbois?
R : Je n’ai pas une bonne réponse à donner. Pour me rendre à mes cours de hautbois, je prenais un autobus de l’école secondaire jusqu’au conservatoire, trajet qui me faisait passer devant l’école de médecine. L’immeuble tout en béton était très laid. Chaque fois que je passais devant, je me disais que jamais je ne ferais médecine. Je ne sais pas pourquoi les gens le font! ».
Une fois mon diplôme en poche, je vais camper avec mes amis. Ma maman m’appelle et me dit : « Grégoire! Aujourd’hui, c’est le dernier jour pour s’inscrire à l’université, et tu dois te décider! ». J’interroge mon cercle d’amis, et deux ou trois d’entre eux me disent s’être inscrits en médecine.
Une fois que j’intègre le programme, je me dit : « Je vais le faire et je verrai bien ». C’est tout un défi de ne pas échouer. Ce qui m’a fait comprendre que j’avais fait le bon choix, c’est que peu après, j’ai commencé à travailler de nuit comme aide-soignant dans une maison de retraite, et j’ai adoré ça. J’ai su que j’étais au bon endroit.
Q: Comment vous êtes-vous retrouvé à faire de la recherche?
R : Je suis interniste général de formation; je me suis donc dit que je ferai de la médecine interne générale. Je ne voulais pas trop me spécialiser, ce que je finirais par faire! Ma première rotation en médecine interne a certes marqué un tournant décisif. Mon mentor faisait de la recherche sur les thromboses, ou les caillots sanguins. Cela a été pour moi une véritable révélation. Je me suis dit : « C’est là où je dois être, c’est ce que je veux être, c’est vraiment super ».
C’est aussi super de pouvoir dire à un patient que je ne sais pas exactement quelle est la meilleure option, mais que je travaille sur une étude à ce sujet et, ensemble, nous allons pouvoir trouver une réponse. C’est très important de permettre au patient de faire partie de la solution.
Q: Pouvez-vous nous expliquer les travaux de recherche qui vous valent le Prix
Dr Michel-Chrétien du chercheur de l’année?
R : Nous savons que le fait d’être cloué dans un lit d’hôpital augmente le risque de formation de caillots sanguins. Nous aimerions prévenir ce phénomène, mais il n’est pas toujours évident de savoir qui est le plus à risque et comment le prévenir.
Ces 20 dernières années, des essais menés ont conclu que le fait d’administrer chaque jour à des patients une faible dose d’héparine, un anticoagulant, réduisait le risque de formation de caillots sanguins. Mais le problème était qu’il utilisait des échographies qui détectaient de nombreux petits caillots sanguins, et un grand nombre d’entre eux ne justifiait sans doute pas un traitement préventif. Après cela, ils ont commencé à injecter de l’héparine à chaque patient hospitalisé, ce qui était considérable. Dans la plupart des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), jusqu’à 1 % de la population peut se retrouver dans un lit d’hôpital à tout moment, et alors chacune de ces personnes reçoit une injection quotidienne d’héparine.
Mais le pendule de la médecine se balance : nous pensons alors que les patients qui ne sont pas très malades et qui peuvent bouger et marcher pourraient avoir moins de risques d’avoir des caillots. Nous réalisons un essai clinique pour étudier uniquement les événements symptomatiques, c’est-à-dire les caillots sanguins suffisamment gros pour être problématiques. Nous ne trouvons pas de différence significative dans ces caillots entre les patients admis recevant des anticoagulants au quotidien et ceux n’en recevant pas. Il s’agit toutefois d’une étude complexe. Certaines études sont très faciles; les résultats sont très clairs. Mais dans le cas de cette étude, il semble que certains patients puissent en bénéficier. Nous n’avons pas encore totalement répondu à la question.
Q: Comment ces travaux de recherche aideront-ils des patients à L’Hôpital d’Ottawa et ailleurs?
R : S’il était confirmé qu’un grand nombre de patients admis ne bénéficient pas de l’administration quotidienne d’anticoagulants, les économies réalisées par l’hôpital pourraient être considérables. Il s’agit de médicaments coûteux.
Beaucoup de patients n’aiment pas qu’on leur fasse une piqûre tous les jours. Les personnes âgées trouvent souvent éprouvant de recevoir une injection tous les jours, ce qui pourrait améliorer le confort des patients.
Et du point de vue du personnel, c’est une visite de moins pour le personnel infirmier, ce qui réduit sa charge de travail.
Q: Qu’avez-vous ressenti à la remise de ce prix?
R : Très honoré, à vrai dire. C’est un prix prestigieux, et de bons amis et mentors l’ont reçu avant moi. J’ai aussi un peu le syndrome de l’imposteur, parce que ce n’est pas une étude que j’ai dirigée directement; je l’ai encadrée et supervisée. Mais la fierté, c’est sûr, et au sein de l’hôpital, c’est quelque chose qui est très apprécié.
Q: Pourquoi avez-vous choisi de travailler à L’Hôpital d’Ottawa?
R : Lors de mon parcours en vue de devenir chercheur sur les thromboses, j’ai notamment fait un stage postdoctoral dans un pays anglophone. J’hésitais entre l’Australie et le Canada. Le Canada est parmi les premiers pays, si ce n’est le premier pays au monde en matière de recherche sur les thromboses. Je m’intéressais plus particulièrement au diagnostic. Je connaissais le Dr Philip Wells, célèbre dans le monde entier pour son score de Wells, qui permet de diagnostiquer les thromboses veineuses profondes. Je suis donc allée le voir et je lui ai dit : « Hé, voulez-vous me prendre pendant un an? ». J’ai passé de très bons moments, tant sur le plan familial que professionnel.
« Peu d’hôpitaux disposent d’un système aussi sophistiqué pour la thrombose, ce qui signifie que nous voyons pratiquement tous les caillots sanguins dans toute la région d’Ottawa. »
— Dr Grégoire Le Gal
Du point de vue de la recherche sur la thrombose, ce que nous avons à Ottawa est tout à fait unique. Avec les docteurs Marc Rodger et Wells, nous avons ici des pionniers. Peu d’hôpitaux disposent d’un système aussi sophistiqué pour la thrombose, ce qui signifie que nous voyons pratiquement tous les caillots sanguins dans toute la région d’Ottawa.
Q: Pouvez-vous nous parler du rôle que joue la collaboration internationale dans votre domaine?
R : Au Canada, ils ont mis en place un réseau de toutes les équipes et de tous les centres de recherche sur la thrombose, et lorsque j’étais en France, nous avons fait de même. Quand je suis arrivé au Canada, j’ai eu pour mission d’unir les deux. Les Canadiens travaillent avec les Français parce que nous avons beaucoup de choses en commun, et maintenant nous avons un réseau international comprenant les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, les États-Unis, la Chine, l’Uruguay, etc. L’idée est que si un groupe, par exemple les Néerlandais, souhaite mener une étude, mais qu’il n’a pas assez de patients, il s’adresse au réseau et demande si quelqu’un d’autre peut mener l’étude. J’ai passé beaucoup de temps à établir ces relations et à essayer de rationaliser la collaboration internationale, ce qui peut être très difficile, car nous sommes très cloisonnés par pays. Je suis le directeur du réseau canadien, qui s’appelle CanVECTOR, et j’étais auparavant président du réseau international dénommé Invent VTE.
Q: Que fait L’Hôpital d’Ottawa en matière de recherche sur les thromboses qui s’annonce palpitant ou prometteur?
R : Ce qui est passionnant, c’est que nous avons maintenant un très grand groupe de chercheurs sur la thrombose. Nous sommes environ 11. Nous étudions dans des domaines où il n’y a pas grand monde. Il y a des experts en thrombose associée au cancer. Certaines équipes cherchent à prévenir la formation de caillots sanguins à l’aide de pilules chez les patients cancéreux. Nous menons actuellement un autre essai sur les patients recevant des PICC ou des port-a-caths, parce qu’il y a un risque de formation de caillots lorsqu’ils sont posés. Dans un autre essai encore, nous comparons deux anticoagulants provenant de deux sociétés pharmaceutiques différentes. Chacune affirme que le sien est meilleur, mais personne ne les a jamais comparés auparavant. D’autres membres de l’équipe effectuent des travaux passionnants sur le risque de saignements, la gestion périopératoire, la participation des patients à la recherche, le dépistage du cancer chez les patients atteints de thrombose, la diversité ethnoraciale (ou son absence) dans la recherche sur la thrombose, etc.
Dans les années à venir, vous remarquerez qu’un grand nombre de chercheurs de l’année proviendront du groupe de recherche sur la thrombose.
Q: Où peut-on vous trouver quand vous ne travaillez pas?
R : Sur mon vélo. C’est une autre raison pour laquelle j’aime Ottawa; il y a des pistes cyclables partout. Je voyage beaucoup. Ma femme est originaire de l’Équateur, en Amérique du Sud, et j’ai des enfants adorables. C’est drôle de les voir grandir : ils ont 20 et 18 ans. Quand ils grandissent, on se dit : « Peut-être que quand ils seront plus grands, ils changeront ». Puis ils grandissent mais restent vos enfants. Je trouve amusant de voir à quel point j’apprécie la paternité.
J’aime aussi faire des crêpes. J’ai dû demander à un électricien d’installer une prise sur mesure dans ma maison d’Ottawa pour pouvoir continuer à utiliser ma crêpière française. C’est une belle occasion d’inviter des amis et d’autres personnes. Tout le monde dans la cuisine se retrouve autour de la crêpière. Il faut les faire très fines et très plates. Il y a une technique; tout le monde a envie de l’essayer. C’est un repas très convivial.