Elle a seulement aperçu Terry Fox sur le bord de l’autoroute transcanadienne qui longe le lac Supérieur, mais il est resté une source d’inspiration depuis aux yeux de la Dre Rebecca Auer. Sa vision et sa détermination l’ont aidée à se propulser jusqu’à sa réalisation actuelle : scientifique clinicienne primée dans le domaine du cancer. La Dre Auer combine la recherche révolutionnaire sur le cancer et les soins aux patients chaque jour dans son rôle de Vice-présidente exécutive, Recherche et Innovation à l’Hôpital d’Ottawa et PDG et directrice scientifique à l’Institut de recherche de l’Hôpital d’Ottawa.
Bien que de toute évidence une chirurgie procure la meilleure chance de guérison à la plupart des types de cancer, les patients sont particulièrement vulnérables aux infections et à la récurrence du cancer par la suite, en grande partie parce que leur système immunitaire devient dysfonctionnel après une chirurgie. C’est pourquoi le programme de recherche de la Dre Auer vise à comprendre les mécanismes à l’origine de cette dysfonction et à les inverser à l’aide de thérapies novatrices. Grâce à ses recherches axées sur l’innovation pratique, la Dre Auer a reçu le Prix DrMichel Chrétien du chercheur de l’année en 2023.
Poursuivez votre lecture pour découvrir pourquoi elle connaît bien le CHEO et le déroulement alarmant d’une certaine nuit dans un laboratoire.
Q : Parlez-nous un peu de votre enfance?
R : Je viens d’Ottawa. J’y ai grandi et fait mes études secondaires. Je me suis éloignée quelques années pour faire un baccalauréat à Toronto et des études de médecine à Kingston avant de revenir à Ottawa pour faire ma résidence en chirurgie.
Plus jeune, je n’étais pas particulièrement douée à l’école. J’avais un trouble d’apprentissage de l’écriture appelé dysgraphie, mais j’étais bonne en mathématiques. Ma mère, psychologue de formation, me disait : « Si tu es bonne en mathématiques, fais des mathématiques. Tu trouveras bien le moyen de t’améliorer plus tard en écriture. ».
Nous avons été parmi les premiers à adopter les ordinateurs. J’ai eu un ordinateur Apple à l’âge de six ans, ce qui était plutôt inhabituel. Le fait de pouvoir travailler sur un ordinateur a éliminé une grande partie des difficultés liées à la dysgraphie.
Q : Qu’est-ce qui vous a amenée vers la médecine?
R : À l’adolescence, j’aimais beaucoup les sciences, plus particulièrement la biologie. À 15 ans, j’ai été hospitalisée pendant trois mois à cause d’une infection à l’os du genou appelée ostéomyélite. Même si j’étais clouée au lit dans ma chambre, j’ai adoré le CHEO. J’ai rencontré beaucoup d’enfants de mon âge intéressants, dont la plupart avaient des problèmes beaucoup plus importants que les miens, mais cela ne semblait pas avoir d’importance. Nous avons fait des farces aux infirmières, nous avons pris en cachette de la crème glacée dans la cuisine et nous avons ri ensemble après le couvre-feu. À une période où la seule chose qui compte à l’école secondaire, c’est d’être cool, j’ai trouvé un endroit où les gens ne se souciaient que des choses qui comptent vraiment dans la vie. Je voulais travailler dans ce genre d’environnement.
Q : Qu’est-ce qui vous a attirée vers l’oncologie?
R : À mon entrée à l’école de médecine, je voulais être neurologue parce que j’étais fascinée par le fonctionnement du cerveau… mais j’ai découvert que ce travail ne correspondait pas vraiment à l’idée que je m’en étais faite. Ensuite, j’ai envisagé l’obstétrique et la gynécologie parce que j’aimais le bloc opératoire. Finalement, j’ai fait un stage en chirurgie générale et j’ai eu le coup de foudre. Ce n’était pas rationnel, mais je le savais. C’était peut-être l’adrénaline ressentie en traitant des patients malades, la diversité des maladies ou le sentiment incroyable qui s’empare de soi lorsqu’on sauve la vie d’une personne en réparant un trou dans l’intestin ou en arrêtant une hémorragie potentiellement mortelle. Chaque journée commençait à 5 h 30 et se terminait après 18 h, mais je n’ai jamais regardé ma montre. C’était une expérience vraiment intense.
Lorsque j’ai commencé ma résidence en chirurgie, je n’avais toujours pas choisi de spécialisation. J’ai pensé à la traumatologie ou même à la chirurgie en région rurale, mais je me suis rendu compte que j’étais plus intéressée par la biologie moléculaire que par les autres choses que j’étais censée étudier, comme les techniques de réparation de hernies ou l’approche technique en cas de vésicule biliaire enflammée. J’ai décidé de faire une maîtrise en sciences de la génétique moléculaire pendant ma résidence, mais personne ne voulait vraiment accepter une résidente en chirurgie qui n’a jamais fait de travail en laboratoire à une maîtrise en sciences d’un an. Un jour, mon mentor, le Dr Hartley Stern, qui dirigeait le Centre régional de cancérologie d’Ottawa, m’a entendu me plaindre et a appelé le Dr John Bell, chercheur principal en cancérologie. Soudainement, j’allais pouvoir passer un an dans son laboratoire renommé de thérapeutique anticancéreuse translationnelle.
J’avais si peu d’expérience du travail en laboratoire qu’on s’est beaucoup moqué de moi. Une fois, j’ai jeté un gel d’ADN parce que je pensais avoir coupé le morceau d’ADN en deux. Le Dr Bell a ensuite plaisanté en disant que même une chirurgienne aussi compétente que moi ne pouvait pas couper un morceau d’ADN avec un scalpel! L’ADN est si petit qu’il faut utiliser des enzymes pour le couper. J’avais également l’habitude de passer les heures de travail d’une résidente en chirurgie dans le laboratoire et, un soir, j’ai enregistré un rayonnement extrêmement élevé avec le compteur Geiger. J’étais certaine qu’il y avait eu un déversement important de matières radioactives. J’ai appelé le boursier postdoctoral, qui m’a demandé si je pointais le compteur vers le réfrigérateur portant le grand symbole de radioactivité… où nous conservions toutes nos substances radioactives. Lorsque j’ai admis que c’était vrai, il m’a répondu : « Oui, oui, le réfrigérateur est plein de radioactivité. Maintenant, s’il vous plaît, posez le compteur Geiger et allez vous coucher! ».
Le travail en laboratoire a été une expérience extraordinaire et j’ai finalement décidé de m’orienter vers la chirurgie oncologique afin de pouvoir avoir un programme de recherche en biologie du cancer. Ce n’est que plus tard lors de ma résidence et de ma surspécialisation au Memorial Sloan-Kettering Cancer Centre à New York que j’ai compris à quel point c’est un privilège de s’occuper de patients atteints du cancer. Leur courage, leur résilience et leur capacité à faire preuve de gratitude même dans les moments les plus difficiles sont véritablement remarquables.
Q : Quel est l’objectif de vos travaux de recherche?
R : J’essaie principalement de comprendre les effets d’une chirurgie sur le système immunitaire. Nous savons que le système immunitaire est très efficace pour détruire les cellules cancéreuses, mais après une chirurgie, les cellules immunitaires sont presque complètement dysfonctionnelles pendant au moins une semaine et elles peuvent le demeurer jusqu’à un mois, voire plus. Les travaux de recherche menés dans notre laboratoire suggèrent que cette suppression immunitaire postopératoire est responsable de la récurrence du cancer après l’opération.
En tant que chirurgienne, je retire les tissus cancéreux, mais je ne change pas la biologie de la maladie. Si le cancer est complètement circonscrit et qu’il n’y a pas de cellules cancéreuses qui se sont déplacées dans la circulation sanguine ou qui se sont implantées ailleurs dans des organes, le patient peut être guéri. Malheureusement, ce n’est pas le cas pour de nombreux patients et, des mois ou des années plus tard, ces cellules cancéreuses – celles non dépistées dans la circulation sanguine – se répliquent jusqu’à former de nouvelles tumeurs. Mon laboratoire a émis l’hypothèse que si l’on inversait ou empêchait cette suppression immunitaire pour avoir un système immunitaire fort et fonctionnel après une chirurgie, celui-ci pourrait éliminer ces cellules cancéreuses restantes et empêcher une récurrence. Nous avons démontré que c’est possible dans des modèles murins et nous devons maintenant démontrer que c’est aussi possible chez l’humain. Nous effectuons de la recherche en laboratoire pour comprendre pourquoi les cellules immunitaires sont dysfonctionnelles, puis nous expérimentons différentes immunothérapies « périopératoires » administrées avant et après la chirurgie pour repérer celles qui fonctionnent le mieux avant de les essayer dans le cadre d’essais cliniques.
Q : Vous avez reçu un prix grâce à un important essai clinique publié dans l’une des revues médicales les plus prestigieuses du monde. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cet essai?
R : PERIOP-01 était mon tout premier essai clinique et, comme pour la plupart des choses dans ma vie, j’ai visé un peu trop haut. Il s’agissait d’un essai national multicentrique à répartition aléatoire destiné à modifier les pratiques. Depuis, nous avons mené les essais PERIOP-02 à PERIOP-06 à plus petite échelle.
L’essai visait à déterminer si l’administration périopératoire d’un anticoagulant appelé tinzaparine pouvait aider le système immunitaire à tuer les cellules cancéreuses après une chirurgie contre le cancer du côlon et réduire la récidive du cancer. Il est intéressant de noter que l’essai a été négatif au sens où la récidive du cancer n’était pas plus faible dans le groupe ayant reçu la tinzaparine, mais il a montré qu’il n’est pas nécessaire d’administrer aux patients un traitement prolongé d’anticoagulants après une chirurgie pour prévenir la formation de caillots sanguins. L’essai a effectivement permis de modifier des pratiques, mais pas celles que nous espérions changer.
D’un point de vue personnel, mener une découverte préclinique faite dans mon laboratoire jusqu’à l’étape de l’essai clinique sur l’humain en collaboration avec mes collègues chirurgiens d’un océan à l’autre au Canada est assurément une réalisation importante.
Q : Que représente la réception de ce prix pour vous?
R : Ce prix représente un grand honneur, surtout quand je songe à ceux qui l’ont reçu par le passé. J’ai du mal à croire que je fais partie de cette catégorie. Je suis également très fière d’avoir mené cet essai à terme jusqu’à la publication – j’en étais un peu « l’esclave » depuis de nombreuses années. Comme pour toute recherche, c’est toutefois le fruit d’un travail d’équipe et je ne remercierai jamais assez les cochercheurs, les collaborateurs et le personnel de recherche pour tout le soutien qu’ils m’ont apporté. C’est particulièrement vrai pour le Dr Marc Carrier, cochercheur principal et auteur principal. C’est un chercheur incroyablement accompli qui a déjà reçu le Prix Dr Michel Chrétien du chercheur de l’année. Travailler avec Marc et son équipe a été un moment fort de ce projet.
Q : Pourquoi la recherche recèle-t-elle tant d’importance pour les soins de santé offerts aujourd’hui à L’Hôpital d’Ottawa?
« Cela n’a jamais été plus évident que dans le cas du cancer aujourd’hui, mais la recherche, c’est des soins. »
— Dre Rebecca Auer
R : Dans de nombreux cas, la recherche est la meilleure option en matière de soins ou la seule. La frontière entre la recherche et les soins cliniques est de plus en plus difficile à tracer clairement, et il est temps de reconnaître que nous créons davantage de problèmes en essayant de les séparer.
Prenons les technologies en rapide progression comme les tests moléculaires ou les thérapies personnalisées : elles passent si vite du laboratoire aux essais cliniques que si nous n’intégrons pas la recherche aux soins, nous ne rendons pas service aux patients. Chaque patient mérite d’avoir la possibilité de participer à la recherche et, en tant qu’hôpital universitaire, il est de notre responsabilité de leur offrir cette possibilité. La recherche peut alimenter l’espoir des patients parce qu’elle offre un traitement nouveau ou une alternative thérapeutique ou permet d’aider d’autres personnes dans une situation similaire dans l’avenir.
Q : Y a-t-il une chose que les gens pourraient ne pas savoir sur vous?
R : Je pense que la plupart des gens savent que Terry Fox est un héros pour moi. Son histoire comporte tant de facettes. Il a eu l’idée audacieuse de traverser le Canada en courant sur une jambe afin d’amasser des fonds pour la recherche contre le cancer – une idée qu’il a formulée la nuit précédant son amputation en raison du cancer. Il a fait preuve d’une détermination inébranlable; il a parcouru la moitié du Canada pour s’entraîner sur des kilomètres avant même d’avoir trempé son orteil dans l’océan Atlantique. Il a inspiré d’autres personnes à se joindre à sa cause et à faire partie de quelque chose de plus grand qu’elles. En tant que mère de trois garçons, je veux qu’ils connaissent l’histoire de Terry et qu’ils comprennent la valeur du travail acharné pour une chose en laquelle on croit. Depuis dix ans, nous participons en famille à la course Terry Fox qui a lieu chaque année en septembre. Nous avons ainsi récolté plus de 120 000 $ pour la recherche sur le cancer.
La seule chose pour laquelle je suis célèbre est d’avoir rencontré Bruce Springsteen lors d’une collecte de fonds lorsque j’étais boursière en chef au centre de cancérologie de New York. À l’époque, son ami de longue date et membre du E Street Band, Danny Federici, était traité en raison d’un mélanome métastatique. J’ai parlé à Bruce de Terry Fox, de son héritage au Canada et de la mesure dans laquelle la recherche a changé le traitement du cancer depuis sa mort en 1981. Bruce ne s’en souvient probablement pas, mais j’aime penser que l’histoire de Terry lui a peut-être donné de l’espoir.